La science nous dit que nous avons tout à y gagner.
L’installation « Jamais mieux servi » met en scène un atelier de couturière en 3083. L’industrie textile a opéré une
révolution complète. La fast fashion (1) a totalement disparu pour laisser place à une mode responsable (2). Alternative
première à l’achat de nouveaux vêtements, la réparation est devenue la norme et les ateliers de couturières prospèrent
partout dans le monde.
Au sein de l’un d’eux, l'Atelier Céline Dupuy à Paris (3), est posé sur une table à côté d’une machine à coudre, « Filius
Reparare », un arbuste sur lequel pousse des fruits « Filipa » en forme de sucettes, composés d’un bâtonnet en bois et
d’une boule de laine, coton ou autre matière textile. La créature pousse dans une poubelle de déchets textiles, qui s’en
nourrit pour se développer en prélevant l’eau stockée dans les fibres textiles. « Filius Reparare» est aussi capable de trier
les fibres, par matière (coton, laine ou fibre synthétique), et couleur. Ses « Filipa » sont ainsi des bobines prêtes à l’emploi
pour les couturières. L’arbuste donne une ou plusieurs récoltes de sucettes par mois ou par an selon la quantité de son
alimentation. Les fruits tombent au sol à pleine maturité créant à l’instar d’un tapis de feuilles mortes, un tapis de sucettes.
Les fruits peuvent aussi se récolter sur l’arbre en coupant la boule de la sucette. Le bâtonnet en bois reste alors fixé à la
branche, il se transformera en écorce pour laisser la place à une nouvelle pousse. Les boules récoltées permettent
d’alimenter des couturières qui les placent directement, comme des bobines, dans leur machine à coudre ou s’en servent
pour leur travail de broderie. Une fois tombé au sol ou cueilli sur la branche, les fruits se conservent dans des bocaux de
verre pour assurer qu’ils ne prennent pas l’humidité, assurant ainsi la qualité du fil : sa solidité et son élasticité. Ils pourront
alors se conserver sans date de péremption. Les couturières cependant, à l’instar de ce qui est fait pour les confitures,
ont pris l’habitude d’inscrire la date de la récolte sur leurs bocaux. Elles assurent à travers cette habitude la traçabilité du
fil. « Filius Reparare » permet de fournir aux couturières, à partir de surplus ou déchets textiles, des sucettes de laine,
coton, etc prêtes à l’emploi. Au sein de cet atelier de couture, spécialisé dans le recyclage et la réparation de vêtements
en jeans, la couturière a placé une bobine de coton bleu pour alimenter sa machine à coudre. La bobine est issue d’une
récolte de 3083.
L’espèce, créé dans le laboratoire de l’artiste, est une créature transgénique (4), issue d’un croisement entre matériaux
sauvages, artisanaux et industriels. Maud Louvrier Clerc a prélevé, dans le bois de Vincennes, une branche de hêtre pour
la structure de l’arbre et des graines de Copalme d’Amérique pour le cœur des sucettes. Elle a par ailleurs récupéré, dans
les ateliers de la manufacture textile Pinton à Felletin, des surplus de bobines de laine ayant servi à réaliser une tapisserie
d’Aubusson et des chutes de tissus en laine de l’entreprise textile Mulliez Flory ayant servi à créer des vêtements de
travail. Au toucher, les sucettes sont à la fois très douces grâce à l’enchevêtrement des fils qui forment une couche
protectrice, telle la peau d’un fruit, et piquantes car l’artiste a intentionnellement laissé des épines de la graine traverser à
quelques endroits. L’arbuste fait partie de la famille « Les Pourvoyeuses » composées de différentes créatures
transgéniques végétales, telles que la « Filius Reparare », ou animales comme la « Titritus
circula ». « Les Pourvoyeuses » regroupent des espèces dont la fonction est d'approvisionner en matières premières les
artisans d’art ou les industriels, en se fondant sur les principes du biomimétisme (5). Le nom scientifique de l’arbuste
« Filius Reparare » vient du latin Filius, le fil, et Reparare, qui signifie « réparer, remettre en état, rétablir », le mot est
composé du préfixe re- qui marque le retour en arrière ou le recommencement, et de parare, « préparer ». L’action de
réparer un vêtement en 2023, en France, marque en effet un retour en arrière. Si nos grands-mères le faisaient encore,
la libération de la femme a éloigné les travaux d’aiguille des foyers. La réparation, cette tâche pourtant noble, a été comme
effacée de nos vies. La baisse phénoménale du prix des vêtements, comme de leur qualité, dont la « fast fashion » a fait
une norme, a également conduit à jeter tout vêtement qui était troué sans même chercher à le réparer.
Le titre de l'installation est issu d’une réplique de la pièce de théâtre "Bruis et Palaprat" écrite en 1807 par CharlesGuillaume Étienne : « on n'est jamais mieux servi que par soi-même ».
Avec ces fruits en forme de sucette, la plasticienne entend avec cette installation nous évoquer son fantasme de les faire
pousser indéfiniment comme les Lilas dans le jardin de son enfance. L’humanité s'est développée en instaurant un rapport
de domination sur la nature : élimination des grands prédateurs en premier lieu; remodelage des espaces sauvages
(coupe des forêts, assèchement des marais) pour étendre son propre habitat etc.; élevage animal pour se nourrir et
mécaniser le travail notamment. La nature était vue trop souvent juste comme une ressource, pour le servir, lui et lui seul
et au dépend des autres espèces, animales ou végétales. Pourtant les sociétés modernes utilisent de plus en plus la
technologie afin de rendre plus éthique ce rapport à la nature. Une prise de conscience très récente mais concrète. Le
biomimétisme pourrait-il nous permettre de sortir du rapport de force pour créer des systèmes symbiotiques ? La science
nous dit que nous avons tout à y gagner.
(1) la fast fashion désigne une mode jetable et éphémère, basée sur plusieurs principes : les collections de vêtements sont sans
cesse renouvelées, jusqu’à plusieurs fois par semaines, pour coller aux tendances ; la production est effectuée en masse, sans
se soucier de la qualité des vêtements, dont la plupart s’abîme rapidement : trous etc ; les pièces sont vendues à très bas prix ;
les vêtements sont peu portés, jetés rapidement par les consommateurs. D'après Zéro Waste France, un-e Français-e jette en
moyenne 7,7 kg de déchets textiles à la poubelle par an en 2022.
(2) la mode responsable, aussi appelée éthique et éco-responsable, désigne une volonté de choisir de consommer moins mais
mieux en privilégiant des vêtements dont la conception privilégie qualité, durabilité et réduction des déchets, dont la production
prête attention au respect des savoir-faire, aux bonnes conditions de travail, à des relations commerciales durables, à une
fabrication locale, à un réemploi des déchets. Source Oxfam. La mode responsable, pour le Collectif UAMEP (Une Autre Mode
Est Possible) fondée par Arielle Levy Verry, repose sur 5 piliers : la transparence, le respect de la planète, l’inclusion, la dimension
culturelle, la consommation responsable.
(3) l’atelier Céline Dupuy est situé au 27 Rue Louis Braille, 75012 Paris
(4) dont le patrimoine génétique a été modifié par l'Homme.
(5) le biomimétisme désigne un processus d'innovation et une ingénierie qui s'inspire des formes, matières, propriétés, processus
et fonctions du vivant.