« Aux seins de la mer » est une installation présentant un ilot énigmatique mêlant des bouteilles de lait et des
algues. Telle l’huile au contact du vinaigre, les objets industriels et les plantes s’embrassent sans pour autant se
mélanger. Dans cette installation, Maud Louvrier Clerc évoque l’évolution de la maternité et de l’alimentation.
A peine quelques siècles ont suffi à réduire à quelques mois, semaines voir à faire disparaître l’allaitement
maternel dans certains pays. Chez les humains contrairement aux autres mammifères, l'allaitement n'est en effet
pas un processus exclusivement biologique. C'est aussi une pratique socioculturelle. La plupart des recherches
montrent de grandes différences dans les durées de l'allaitement : jusqu'à l'âge d'un an dans toutes les sociétés
traditionnelles et en Europe jusqu'à la fin de l'Ancien Régime, d’un à quatre ans notamment chez les Mayas etc.
Le biberon comme contenant et le lait industriel comme contenu transforme l'alimentation infantile rendant
possible la disparition intégrale de l'allaitement dès le 19ème siècle. Le détachement du nourrisson avec sa mère
s’est opéré progressivement, d’abord avec une autre femme : la nourrice, le biberon permet une rupture
conséquente rendant possible à l’homme, comme l’ensemble du cercle familial : grands-parents, frères et sœurs,
l’acte de nourrir le bébé, puis à des ami.es, voir des inconnus : assistantes en crèche etc. Quel impact dans
l’inconscient de l’enfant cela provoque-t-il ? Cette évolution de l’alimentation infantile, de la mère à sa tribu, créet-elle une distanciation entre la mère et sa progéniture ? De nombreux documentaires évoquent le changement
de statut quand la femme devient mère, le regard de la société sur la place du nourrisson dans la vie de la cité, la
tolérance de sa présence au sein de l’entreprise etc. La différence entre les pays scandinaves, la France, les pays
latins ou asiatiques dans certaines pratiques sont de ce point de vue révélatrice de la diversité culturelle.
La plasticienne s’est intéressée en parallèle aux procédés de fabrication des biberons liés au scandale du Bisphénol
A (BPA). Le scandale sanitaire surgit dès le milieu des années 1990 et il est mondial. Selon une étude publiée en
2005 dans Environmental Health Perspectives, le BPA est présent dans les urines de 95 % de la population
occidentale. Les effets nocifs du BPA ont été minorés par les industriels. Perturbation du système endocrinien,
fausses couches, bébés portant des chromosomes anormaux etc la liste des effets indésirables est pourtant
longue. Si la loi n° 2012-1442 du 24 décembre 2012 a interdit le bisphénol A dans les contenants destinés à des
enfants de moins de trois ans en France, de nombreux scientifiques soulignent à l’époque que son remplaçant le
BPS n’a pas fait d’objet de recherches suffisantes permettant de certifier sa non toxicité. En 2019, des chercheurs
de l'équipe Gestation et perturbateurs endocriniens de l'Ecole nationale vétérinaire de Toulouse (ENVT) et du
laboratoire Toxalim conclut dans une étude publiée dans la revue américaine Environmental Health Perspectives
que le BPS persiste plus longtemps dans l'organisme et à des concentrations plus élevées chez l'animal que le BPA.
Des études canadiennes et américaines ont de leur côté déjà démontré les effets de perturbateur endocrinien du
BPS, qui pourraient notamment rendre les cancers du sein plus agressifs en stimulant la prolifération de cellules
cancéreuses. Le problème reste ainsi entier.
Les bouteilles de lait renvoient ainsi au sein de l'installation à l'évolution de nos modes de vie : de l’allaitement aux
biberons. Les algues symbolisent elles la capacité de la nature à nourrir inlassablement le vivant de ses bienfaits.
Elles ont produit l’oxygène permettant la création de notre atmosphère rendant ainsi possible l’apparition de la
vie terrestre, elles font partie du régime alimentaire dans de nombreuses régions du globe, elles fournissent
l’industrie de la cosmétique (crème de beauté) et le monde agricole(engrais), et deviennent aujourd’hui une
alternative possible au plastique. Grâce à de récentes études scientifiques, les plastiques du futur seront en effet
très certainement composées à base d’algues 100% biodégradables et sans aucun effet nocif sur leur
environnement, que ce soit pour les océans ou l’organisme humain. Plusieurs start-ups française, scandinave etc
ouvrent la voie. Le titre de la série « Aux seins de la mer » évoque cette incroyable capacité des algues à nourrir le
vivant en respectant son développement.